18 septembre
Ce matin, pendant que Matt et Jonny étaient chez Mrs Nesbitt pour aménager sa maison avant l'hiver (elle refuse toujours de venir habiter chez nous), j'allais réchauffer une boîte de petits pois carottes pour mon brunch quand j'ai entendu un bruit sourd, puis un cri.
J'ai couru jusqu'au salon, et là j'ai vu maman étalée par terre.
— J'ai trébuché. Quelle idiote. J'ai trébuché.
— Ça va ?
Elle a secoué la tête.
— Ma cheville. J'ai l'impression que je ne peux plus m'appuyer dessus.
— Ne bouge pas, lui ai-je recommandé (comme si elle avait le choix). Je vais chercher Peter.
J'ai couru prendre ma bicyclette au garage. Je n'ai jamais pédalé aussi vite pour me rendre à l'hôpital. Mais lorsque je suis arrivée, le garde n'a jamais voulu me laisser entrer. J'avais beau lui expliquer qu'il y avait eu un accident, et que nous étions des amis de Peter, la seule chose qu'il a accepté de faire, ç'a été de prendre mon message.
Je suis restée dehors à attendre. Il fait si froid dans la maison que nous portons tous des couches et des couches de vêtements, mais j'étais tellement paniquée que j'avais oublié de mettre mon manteau, mes gants et mon écharpe. Et pédaler si vite m'avait fait transpirer à fond, ce qui n'arrangeait pas les choses.
Le garde n'avait pas l'air pressé de transmettre mon message. D'abord il m'a demandé de l'écrire, il l'a lu, puis il a voulu que je lui montre une pièce d'identité, que bien évidemment je n'avais pas sur moi. Je l'ai supplié de porter mon message à Peter. Il m'a fait un grand sourire. On aurait dit que ça lui plaisait, qu'on soit à ses genoux. Et ça devait lui arriver souvent.
J'ai eu un haut-le-cœur comme après avoir mangé les pépites au chocolat.
A force de le supplier et de pleurer pour rien, je commençais à avoir des envies de meurtre. Si j'avais pu mettre la main sur son pistolet, je lui aurais envoyé une balle entre les deux yeux, et pareil pour ceux qui auraient essayé de me barrer le chemin. Et lui, il se tenait devant moi en rigolant.
Puis un autre garde est arrivé et a demandé ce qui se passait. Je lui ai exposé la situation. Il n'a pas ri, mais il a confirmé qu'ils ne pouvaient rien faire pour moi.
— C'est un hôpital, a-t-il précisé. Les médecins ne font pas de visites à domicile.
Le premier garde avait l'air de trouver ça hilarant.
— Je veux juste faire parvenir ce message au Dr Elliott, ai-je insisté. C'est tout ce que je vous demande.
— Nous ne pouvons pas abandonner notre poste pour porter un message à quelqu'un, a dit le deuxième garde. Le mieux pour vous, c'est d'attendre ici, et si quelqu'un que vous connaissez vient à passer, vous lui demanderez s'il peut lui donner votre message.
— Je vous en supplie. Ma mère est toute seule, par terre, blessée. S'il vous plaît !
— Désolé, mademoiselle. Le règlement c'est le règlement.
Le premier garde continuait de sourire.
Et je suis restée plantée là. Parmi les gens qui sortaient de l'hôpital, personne ne voulait rentrer pour remettre mon mot à Peter. Tous faisaient comme s'ils ne me voyaient pas, comme si j'étais une mendiante dans la rue.
Je suis restée debout aussi longtemps que j'ai pu, puis je me suis laissée tomber sur le sol gelé. Le premier garde s'est approché de moi et du bout de sa chaussure m'a tapoté le genou.
— Interdit de s'asseoir. Tu restes debout ou tu files.
— Désolé, mademoiselle, a dit le deuxième garde. Le règlement.
Je pensais toujours à maman, en me demandant si je devais rentrer à la maison. C'était tellement difficile d'évaluer le temps écoulé. Des heures, peut-être, mais je n'avais aucun moyen de vérifier. Jonny était sans doute de retour. Maman lui avait défendu de manger quoi que ce soit de chez Mrs Nesbitt, donc il était peut-être rentré déjeuner. C'est ce que j'essayais de me dire. Je ne supportais pas l'idée de retourner là-bas sans Peter, pas plus que celle de laisser plus longtemps maman toute seule allongée dans le salon. Je me suis convaincue que Jonny était à la maison, qu'il avait apporté des couvertures à maman, l'avait aidée à se lever et que tout allait pour le mieux.
Je n'avais plus mangé depuis la veille au soir et je commençais à me sentir dans les vapes. C'était un peu comme si je flottais au-dessus du sol. Je ne pense pas avoir réellement perdu connaissance parce que je me souviens que le deuxième garde est venu me relever.
— Pas de ça, mademoiselle. Ça ne vous servira à rien. Je crois bien que je l’ai remercié. Je me suis remise debout en m'obligeant à ne pas pleurer ni tomber dans les pommes. J'ai demandé à d'autres gens s'ils pouvaient m'aider. Personne ne m'a prêté attention.
Le premier garde a prévenu l'autre qu'il allait chercher quelque chose à manger. Il est parti d'un pas nonchalant, comme si déjeuner était la chose la plus naturelle du monde. J'espérais que son collègue aurait pitié de moi et me laisserait entrer, mais il faisait exprès de m'ignorer. Puis Matt est arrivé.
— Maman est morte d'inquiétude, a-t-il déclaré. Qu'est-ce qui se passe ici ?
— Matt ? s'est exclamé le deuxième garde.
— Mr James ?
— Je n'avais pas réalisé que c'était ta sœur. Entre. Dépêche-toi. Je pourrais avoir de gros ennuis avec Dwayne.
Matt a foncé à l'intérieur de l'hôpital.
Dwayne est revenu alors que Matt était encore dedans.
— Toujours là ? m'a-t-il lancé, mais je l'ai ignoré.
Au bout de quelques minutes, Matt et Peter sont apparus.
— Nous prenons ma voiture, a offert Peter. J'ai un porte-vélos.
J'ai eu toutes les peines du monde à me retenir de pleurer. À ce moment-là j'ai réalisé que je n'aurais jamais eu la force de pédaler jusqu'à la maison.
Le trajet nous a pris dix minutes. J'étais trop épuisée, malade et angoissée pour apprécier la sensation d'être en voiture.
Matt nous a expliqué que Jonny était retourné à la maison vers 13 heures, et qu'il avait trouvé maman étendue par terre, encore plus inquiète pour moi que pour elle-même. Elle était sûre de ne s'être rien cassé, mais elle ne pouvait tenir debout et Jonny n'était pas assez costaud pour l'aider à se lever. Elle l'a envoyé chez Mrs Nesbitt chercher Matt, celui-ci est rentré, a transporté maman dans la véranda et a allumé un feu. Puis il a pris son vélo pour me retrouver.
Et moi je suis restée là pendant trois heures.
Peter n'a même pas essayé d'excuser les gardes. Il a mentionné plusieurs incidents, ajoutant que les conditions à l'hôpital étaient assez mauvaises comme ça sans que les voleurs s'y mettent. Il avait sans doute raison, mais je n'avais pas envie de l'entendre. Et même si c'est tordu de réagir ainsi, j'étais furieuse que Matt ait pu entrer uniquement parce que le garde le connaissait, et pas moi. J'essayais de me convaincre que c'était une sacrée chance, mais j'ai du mal avec la chance en ce moment.
Peter s'est garé dans l'allée avant de filer droit vers la véranda. Matt et moi avons déchargé nos vélos.
— Ça va ? m'a demandé Matt. Les gardes ont été durs avec toi ?
— Ça va.
En vérité, je ne rêvais que d'une chose : prendre une douche brûlante pour oublier toute cette histoire. Et je ne pouvais m'arrêter de penser à tout le plaisir que le fameux Dwayne avait pu tirer de ma détresse. Mes envies de meurtre ne s'étaient pas calmées. Mais je n'ai rien révélé à Matt de tout ça. Il n'avait pas besoin de l'entendre. Quand nous sommes entrés, Peter examinait la cheville de maman.
— Une mauvaise entorse, a-t-il diagnostiqué. Mais rien de cassé. Pas la peine de plâtrer.
Il a extrait un bandage élastique de sa trousse de médecin et a enveloppé la cheville avec.
— Ne t'approche même pas de l'escalier, a-t-il recommandé. Reste ici. Matt, tu vas m'aider à descendre le matelas de ta mère. Laura, tu peux te lever pour manger ou te rendre aux toilettes, mais pas plus. Garde ton pied surélevé quand tu es assise. Ne porte rien de lourd. Je suppose que tu n'as pas de canne ?
— Il y en a une dans le grenier, a dit maman.
— Je vais la chercher, a proposé Jonny.
Il a attrapé une lampe électrique et a foncé dans l'escalier.
Alors qu'il venait de partir, Peter a sorti des espèces de masques de chirurgien qu'il nous a tendus.
— Pour la qualité de l'air, s'est-il presque excusé. Nous avons constaté de nombreux cas d'asthme ces derniers temps. Vous pourriez porter ça quand vous vous activez dehors.
— Merci, a dit Matt en posant aussitôt un masque sur son visage. Maman a toujours voulu que je devienne médecin, a-t-il ajouté, ce qui était censé nous faire rire.
Jonny est revenu avec la canne. Après l'avoir examinée, Peter l'a jugée correcte. Maman ne devait pas s'en séparer pendant dix jours au moins, et ne pas compter sortir de la maison avant deux semaines. D'ici là, il essaierait de passer une ou deux fois pour suivre sa guérison.
Puis lui et Matt sont montés chercher le matelas qu'ils ont traîné jusqu'à la véranda. J'ai pris des draps, des couvertures et des oreillers. Jonny a poussé les meubles pour faire de la place. Avec le poêle à bois, la pièce avait presque un air chaleureux.
— Je me sens tellement stupide, a soupiré maman. J'embête tout le monde avec mes histoires. Peter, je sais à quel point tu es débordé. Je ne pourrais jamais assez te remercier d'être venu me soigner.
— Oh, Laura, a protesté Peter, et il lui a caressé la main.
J'ai pris alors conscience qu'en temps normal, sans tous ces cataclysmes, lui et maman auraient commencé une jolie histoire d'amour. Et maman aurait été heureuse.
Maman a demandé à Peter s'il pouvait rester à dîner, mais il devait retourner à l'hôpital. Ils ont des horaires de folie, là-bas : seize heures de service, huit heures de repos, parce que l'équipe n'est pas au complet. Peter ne pouvait vraiment pas s'absenter une heure de plus.
— Mais je reviendrai. Et je veux que tu me promettes de lever le pied et de laisser cette cheville guérir tranquillement. Rien ne t'oblige à faire plus d'efforts que nécessaire.
— Promis, a dit maman.
Peter s'est penché pour l'embrasser. Puis il est parti et nous avons entendu le ronronnement de sa voiture. Quel drôle de bruit.
— Je suis désolée, a continué maman. Je sais que je vais être un terrible fardeau pour vous tous.
— Ne t'en fais pas pour ça, l'a rassurée Matt. Contente-toi de suivre les recommandations de Peter et d'aller mieux.
— Je m'occuperai du dîner, ai-je proposé. Ne t'inquiète pas, maman.
— Je ne m'inquiète pas. Je sais que je peux compter sur vous. Je regrette simplement de ne pas pouvoir vous aider.
Je vais devoir me montrer forte pendant les quinze jours à venir. Plus de jérémiades. Plus de colères. Il faudra que je suive les instructions de maman à la lettre sans protester ni me plaindre. Je sais que j'en suis capable.
Mais à cet instant précis, je me sentais faible et désarmée.
Tant que maman allait bien, je pouvais toujours me raconter des histoires en pensant que tout allait bien pour nous aussi. Mais là, j'avais l'impression que c'était le début de la fin.
Et pendant que Matt et Jonny s'affairaient autour de maman, je me suis faufilée dans ma chambre pour écrire.
J'ai pensé à papa, au fait que je risquais de ne plus le revoir. J'ai pensé à Lisa, et je me suis demandé si elle et le bébé allaient bien, si je saurais un jour que j'ai un autre frère ou une petite sœur. J'ai pensé à mamie et je me suis demandé si elle était toujours en vie.
J'ai pleuré et donné des coups de poing dans mon oreiller en imaginant que je frappais Dwayne, et une fois calmée, je me suis mise à écrire.
Et maintenant je vais descendre préparer le dîner et faire comme si la vie était belle.
19 septembre
Comme maman avait l'air de s'ennuyer au salon cet après-midi, j'ai décidé de lui tenir compagnie. Elle était assise sur le canapé avec le pied en l'air, et je me suis installée à côté d'elle.
— Je voulais te remercier, a-t-elle déclaré. Et te dire combien j'étais fière de toi.
— De moi ?
— La façon dont tu as foncé à l'hôpital après ma chute. Je sais ce que ça te coûte de sortir seule, mais là tu n'as pas hésité une seule seconde. Et tout ce temps que tu as passé là-bas. Je te suis vraiment reconnaissante.
— Je regrette de ne pas avoir pu faire plus. Je me sentais tellement mal de t'abandonner au beau milieu du salon. Je n'aurais jamais cru qu'ils m'empêcheraient d'entrer.
Maman s'est mise à me caresser les cheveux.
— Tu es si belle, a-t-elle ajouté. Ces derniers mois ont été affreux, mais tu as été très courageuse. J'ai eu tort de ne pas te l'avoir dit plus tôt. Je suis très fière d'être ta mère.
Je ne savais que répondre. Je repensais à toutes les prises de tête que j'avais provoquées ces derniers mois.
— Nous allons nous en sortir, a-t-elle continué. Nous sommes soudés, nous survivrons.
— Je sais.
Maman a soupiré.
— Tu sais ce qui me manque le plus ? a-t-elle demandé avant d'éclater de rire. Du moins aujourd'hui. Parce que ça change tous les jours.
— Non, quoi ?
— Avoir les cheveux bien coiffés. Une douche par jour et les cheveux bien coiffés. Je ne supporte plus de me voir avec les cheveux en bataille.
— Ça va ! Moi c'est pire.
— On va les couper. Miranda, va chercher des ciseaux. Allez, fais-le tout de suite.
— Tu es sûre ?
— Tout à fait sûre. Dépêche-toi.
J'ai trouvé une paire de ciseaux.
— C'est la première fois que je joue à la coiffeuse, l'ai-je prévenue.
— Je n'ai rien à perdre. Pas de réveillon en vue. Coupe-les très court. Ils seront plus faciles à entretenir.
Je n'avais pas la moindre idée de ce que j'allais lui faire, mais elle m'a encouragée et m'a rappelé qu'il fallait commencer par le dessus et ne pas oublier les côtés.
Quand j'ai eu fini, elle avait une tête de poulet déplumé. Non, pire encore. Elle ressemblait à un poulet déplumé qui n'a pas mangé depuis des mois. La coupe soulignait ses pommettes saillantes.
— Fais-moi plaisir, ai-je dit. Ne te regarde pas dans la glace.
— C'est si terrible que ça ? Bon, d'accord. J'attendrai que ça repousse. C'est ce qu'il y a de bien avec les cheveux. Tu veux que je coupe les tiens ?
— Non. Je pensais me les laisser pousser jusqu'aux chevilles.
— Des petites tresses africaines. Pas besoin de les laver trop souvent. Tu veux ?
— Je ne crois pas.
J'essayais de m'imaginer avec une tête de rasta à côté de maman avec sa nouvelle coupe punk.
Elle m'a regardée puis a éclaté de rire. C'était un rire franc, libre, et avant même de m'en rendre compte je riais aussi fort qu'elle.
Je crois que j'avais oublié à quel point j'aime maman. C'était bon de me le rappeler.
20 septembre
Je suis allée voir Mrs Nesbitt cet après-midi. Maman y allait chaque jour, mais comme elle ne peut plus en ce moment, j'ai pris le relais.
Elle avait mis le chauffage en marche et il faisait vraiment bon chez elle.
— Je ne sais pas combien de temps va durer le fioul, a-t-elle expliqué. D'ailleurs, moi non plus, je ne sais pas combien de temps je vais durer. Dans la mesure où je ne sais pas lequel de nous deux va s'arrêter en premier, autant rester au chaud pour l'instant.
— Vous pouvez vous installer chez nous. Ça ferait vraiment plaisir à maman.
— Je le sais bien, a répondu Mrs Nesbitt. Je suis une égoïste, de rester ici. Mais je suis née dans cette maison et je n'aimerais pas mourir ailleurs.
— Qui vous dit que vous allez mourir ? D'après maman, on va s'en sortir.
— Pour ce qui est de toi, j'en suis persuadée : tu es jeune, solide et en bonne santé. Mais moi je suis une vieille femme. J'ai vécu bien plus longtemps que je n'aurais cru. Il est temps pour moi de m'en aller.
Mrs Nesbitt n'a plus de nouvelles de son fils et de sa famille depuis les premiers tsunamis. Elle n'a aucun moyen de savoir s'ils sont encore en vie. Elle doit penser que depuis le temps, elle aurait reçu un signe d'eux si ç’avait été le cas.
On a parlé de toutes sortes de choses. Mrs Nesbitt a toujours des anecdotes sur maman quand elle était petite. Elle gardait aussi la mère de maman, et je crois que ce sont ces histoires-là que je préfère. Je sais que maman les aime particulièrement, vu qu'elle était si jeune quand ses parents sont morts.
Je reviendrai demain. C'est le moins que je puisse faire : aller la voir, vérifier qu'elle va bien, puis rassurer maman.
Le point positif avec la foulure de maman, c'est qu'il n'est plus question d'étudier à la maison, ni pour moi ni pour Jonny.
Que cette vie est étrange. Je me demande comment ce sera quand tout reviendra à la normale — si jamais ça arrive. Les repas, les douches, les rayons de soleil, les cours. Les petits copains.
D'accord, je ne suis jamais sortie avec un garçon. Mais tant qu'à en rêver, autant avoir de l'ambition !
23 septembre
Peter s'est débrouillé pour passer. Après avoir examiné la cheville de maman, il a déclaré qu'elle allait vraiment mieux, mais qu'il ne fallait toujours pas quelle pose le pied par terre.
Nous avons laissé maman et Peter un moment seuls. Il lui a probablement parlé de maladies, d'accidents et d'épidémies.
Et il en a bien le droit. J'ai remarqué à quel point il avait l'air vieilli. J'aurais dû le noter la semaine dernière, mais j'étais tellement paniquée à ce moment-là que je ne voyais plus grand-chose. Il n'a pas seulement maigri. Il y a cette tristesse dans ses yeux. Cette lassitude sur son visage.
J'ai profité d'un moment où je me retrouvais en tête à tête avec Matt pour lui en parler.
— Ben oui, il est confronté en permanence à la maladie, a souligné Matt. Et la plupart de ses patients n'en réchappent pas. En plus, il est tout seul. Il est divorcé, il avait deux filles, mais elles sont mortes.
— Je ne savais pas.
— C'est maman qui me l'a dit.
Tout le souci que devrait se faire Peter pour sa famille, il le reporte sur nous.
Comment vais-je réagir quand des gens que j'aime vont commencer à mourir ?
26 septembre
Aujourd'hui, Matt et moi sommes allés à la bibliothèque. Maintenant elle n'ouvre plus que le lundi. Personne ne sait jusqu'à quand ça va durer.
Au moment où nous partions, j'ai vu Michelle Schmidt. Elle ne s'était donc pas fait enlever.
Je me demande quelle est la part de vérité dans ce que les gens racontent. Peut-être que tout est redevenu normal dans le monde et que nous n'en savons rien.
Le monde entier se moquerait de nous si c'était le cas.
29 septembre
C'est marrant comme j'ai apprécié ces derniers jours. Et je ne suis pas la seule. Nous sommes tellement habitués à l'angoisse que nous n'y faisons même plus attention.
En fait, la vie est plutôt agréable en ce moment. Avec le poêle qui marche à fond pour maman, la maison est bien chaude. Chacun s'occupe. Matt et Jonny continuent d'abattre des arbres (« Mieux vaut trop que pas assez » est devenu le mantra de Matt, et je ne peux pas le contredire). J'assure toutes les tâches ménagères (le pire, c'est la lessive, qu'il faut laver avec le moins d'eau possible à la main, et c'est répugnant) et tous les après-midi je vais voir Mrs Nesbitt. Je pars juste après le déjeuner pour éviter qu'elle me nourrisse (elle essaie quand même, mais je réponds toujours « non, merci ») et je reste une heure ou deux. La plupart du temps nous parlons à peine ; assises à la table, nous regardons par la fenêtre de la cuisine. Maman dit que c'est pareil quand elle va la voir, que je n'ai donc pas à m'inquiéter.
Désormais maman me fait confiance pour aller dans le garde-manger et choisir ce qu'il nous faut pour le dîner. Une boîte de ceci et une boîte de cela. Quelques piles ont diminué depuis mon orgie de chocolat, mais tant que nous ne mangeons pas trop, nous pouvons encore tenir un bon moment.
Du jour où j'ai vu Michelle Schmidt et compris que l'angoisse faisait dire aux gens n'importe quoi, j'ai l'impression que les choses vont bien mieux que nous ne voulons le croire. Quoi ? Je me fais des illusions ? Mieux vaut se faire des illusions que du souci. Au moins je garde le sourire.
Juste après le dîner, avec cette sensation agréable d'être vaguement rassasiés, nous avons pris l'habitude de jouer au poker. Je préfère le stud, qui se joue à sept cartes, Jonny et Matt préfèrent le Texas hold'em, et maman le poker classique. C'est donc le donneur qui choisit.
Matt est allé dans le grenier et a ressorti une boîte de jetons. Jonny est le meilleur, et depuis ce soir je lui dois 328 000 dollars et une corvée (nous sommes de gros joueurs).
Je crois que même Peter vit mieux les choses. Il est passé ce soir, a décrété que maman était en mesure de marcher — tant qu'elle reste prudente et évite de monter l'escalier —, et pas une fois il n'a parlé de la dernière façon dont on meurt aujourd'hui. Nous l'avons persuadé de rester à dîner et j'ai sorti pour l'occasion une boîte de thon supplémentaire. C'est la première fois que Peter accepte l'invitation sans rien avoir apporté à manger, ce qui veut dire que soit il a épuisé ses provisions, soit il fait officiellement partie de la famille. Je préfère la seconde hypothèse. Parce que je lui dois 33 000 dollars suite à une partie perdue au Omaha, le poker qui se joue à quatre cartes.
Horton est au régime (sans rien avoir demandé). Sans doute est-ce la chaleur du poêle, à moins qu'il ne s'attende à des croquettes en retour, mais il est particulièrement affectueux ces derniers temps. Il tient compagnie à maman toute la journée, et le soir il s'installe sur les genoux disponibles les plus près du poêle.
Matt a descendu une vieille machine à écrire portable parce que maman songe à faire un récit avec les histoires de famille du temps de son arrière-grand-mère. Comment on vivait à une époque où il n'y avait pas encore l'électricité ni l'eau courante.
J'aime penser à cette période. De cette manière je me sens rattachée à une lignée, comme si j'étais le membre d'un corps immense, et que la famille était bien plus vitale que l'électricité. La véranda n'était alors qu'une terrasse, mais je peux imaginer la famille de mon arrière-arrière-grand-mère assise dans le petit salon à la lueur des lampes à pétrole, les hommes exténués d'avoir coupé du bois, et les femmes épuisées d'avoir lavé du linge.
D'ailleurs, maman m'a dit que la famille avait à l'époque deux domestiques, dont une se consacrait exclusivement au linge. N'empêche que les femmes pouvaient bien être épuisées quand même.
Je me demande comment ils voyaient le futur. Je parie qu'ils n'auraient jamais imaginé les choses comme elles sont aujourd'hui.